Transformer les revues d’incidents en véritables leviers d’apprentissage
Dans le monde du travail, particulièrement dans les environnements techniques où la complexité règne, les incidents sont inévitables. Qu’il s’agisse d’une panne, d’une erreur humaine ou d’une interaction mal anticipée entre différents systèmes, chaque organisation connaît un jour ou l’autre un moment critique. La manière dont une équipe choisit d’analyser et de discuter de ces situations détermine non seulement la qualité de l’apprentissage collectif, mais aussi la solidité de la culture interne. Trop souvent, les revues d’incidents se transforment en exercices de désignation de fautes. On cherche la personne qui aurait “fait l’erreur” et l’on réduit un événement complexe à un geste ou une décision individuelle. Si cette logique semble naturelle après tout, un incident découle toujours de choix ou d’actions concrètes. Elle conduit à des effets pervers. Le risque est de basculer dans une culture de la peur, où chacun protège son image au détriment de la transparence, où les équipes deviennent frileuses à l’idée de partager leurs doutes et où les causes profondes passent inaperçues. Une revue d’incident devrait pourtant être exactement l’inverse: un moment où l’on peut analyser sereinement ce qui s’est passé, comprendre les mécanismes invisibles qui ont rendu l’erreur possible et trouver des moyens de rendre le système plus robuste pour l’avenir. C’est là que se joue l’équilibre essentiel entre responsabilité et sécurité psychologique au sein de son équipe.
Le piège de la désignation individuelle
Lorsqu’un problème survient, notre premier réflexe est souvent de chercher un responsable. C’est un héritage profondément ancré, à la fois culturel et organisationnel. Mais réduire un incident à la formule “X a fait une erreur” ne rend pas justice à la complexité des environnements dans lesquels nous évoluons. Prenons un exemple courant: un développeur déploie un code qui provoque un bug de production. Vu de loin, tout semble simple: la panne vient de cette personne. Pourtant, en observant de plus près, on découvre que la documentation était incomplète, que la procédure de validation n’avait pas été respectée faute de temps, que la pression pour livrer rapidement était forte, que le système d’alerte n’avait pas détecté l’anomalie suffisamment tôt, ... . L’erreur existe mais elle s’inscrit dans un tissu de conditions qui l’ont rendue non seulement possible mais probable. Ce type d’approche centrée uniquement sur l’individu est dangereux. Les juniors, en particulier, hésitent à reconnaître leurs doutes ou leurs erreurs s’ils savent que leur nom sera associé publiquement à un incident. Les équipes, par crainte d’être stigmatisées, adoptent une posture défensive, minimisent les problèmes ou les cachent. L’organisation perd alors la possibilité d’apprendre réellement de ses échecs.
Changer de perspective
Une alternative beaucoup plus féconde consiste à changer radicalement de focale. Au lieu de demander “Qui a fait une erreur ?”, il s’agit d’interroger : “Quelles conditions ont permis que cette erreur ait un tel impact ?” Cette façon de voir transforme la dynamique. Plutôt que de chercher un coupable, l’équipe explore les facteurs systémiques: les procédures inadaptées, les contraintes de temps, les hypothèses implicites qui guident les décisions ou encore les outils mal configurés. Cette façon d’aborder l’incident ouvre la voie à des solutions durables. Car ce n’est pas en blâmant un individu que l’on réduit le risque de répétition. C’est en renforçant la documentation, en rendant les processus plus explicites, en améliorant la communication entre les équipes et en créant des garde-fous techniques qui réduisent la probabilité d’erreur. En d’autres termes, on ne cherche plus à corriger une personne mais à rendre le système plus résilient. Cette logique ne nie pas la responsabilité individuelle, au contraire. Elle la replace simplement dans un cadre plus large, celui d’un environnement collectif où chacun agit avec les moyens, les contraintes et les informations dont il dispose à un instant donné.
Le rôle décisif du leadership
Si ce changement de perspective est si difficile, c’est parce qu’il demande un effort conscient, notamment de la part des leaders. Ce sont eux qui donnent le ton des revues d’incidents et qui décident implicitement si celles-ci seront vécues comme des procès ou comme des ateliers d’apprentissage. Un bon leader sait d’abord montrer l’exemple en matière de responsabilité. Plutôt que de pointer du doigt un collaborateur, il reconnaît sa part dans les conditions qui ont mené à l’incident. Dire par exemple: “J’ai demandé à une personne encore nouvelle de gérer ce sujet sans lui donner assez de contexte”, ou “J’ai privilégié la rapidité de livraison au détriment de la sécurité du processus”, ce n’est pas s’accuser inutilement. C’est au contraire rappeler que les incidents sont toujours le produit de choix collectifs, explicites ou implicites. Le leader doit aussi normaliser la responsabilité partagée. Dans la réalité, aucun incident n’a une cause unique. Les problèmes techniques, humains et organisationnels interagissent de façon complexe. Une erreur humaine n’est souvent que l’élément visible d’un enchaînement beaucoup plus vaste. Mettre cela en lumière aide l’équipe à comprendre qu’elle est embarquée dans le même bateau. Ce n’est pas une personne qu’il faut réparer, c’est l’écosystème dans lequel elle évolue.
Enfin, un leader doit protéger l’équipe contre la culture du blâme. Il doit rappeler à chaque revue que l’objectif n’est pas de punir, mais de renforcer la capacité collective à éviter la répétition. Sans cette garantie, les revues perdent leur efficacité.
Une question clé pour guider la discussion
Pour faciliter cette transition, certains managers adoptent une question simple mais puissante: “Qu’avons-nous appris sur notre système qui a rendu ce résultat possible ?” Cette formule change tout. Elle déplace le centre de gravité de la personne vers le système. Elle invite à explorer ce qui, dans les pratiques, les outils ou la culture, a permis à un incident d’avoir lieu. Elle ouvre la porte à des solutions structurelles, sans pour autant nier les apprentissages individuels. C’est une manière élégante de tenir ensemble les deux pôles: la responsabilité, qui encourage chacun à apprendre de ce qui s’est passé, et la sécurité psychologique, qui garantit que l’apprentissage pourra se faire sans peur de représailles.
Conclusion
Les revues d’incidents sont des moments précieux. Elles révèlent la santé d’une organisation et la maturité de sa culture. Si elles deviennent des tribunaux, elles creusent la méfiance et réduisent la capacité d’innovation. Mais si elles se transforment en espaces d’analyse systémique, elles renforcent la confiance, la solidarité et la résilience collective. L’équilibre à trouver n’est pas simple! Il s’agit de reconnaître la responsabilité sans tomber dans le blâme, de valoriser les apprentissages individuels tout en privilégiant les améliorations collectives. En posant les bonnes questions, en montrant l’exemple et en mettant l’accent sur le système plutôt que sur les individus, les managers peuvent transformer chaque incident en une opportunité de croissance durable.
TakkJokk,